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Press Releases : La Recherche nƒ308 |
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Cover | Press Releases |
"Le cerveau
n'est pas un ordinateur On ne peut comprendre la cognition si l'on s'abstrait de son incarnation" |
La Recherche, No.308 Avril 1998,
p.109-112 Entretien avec Francisco Varela par Herve Kempf |
La Recherche - Steven Pinker vient de dÈclarer que "presque tout le monde dans les sciences cognitives" partage l'idÈe que le cerveau est une sorte d'ordinateur neuronal produit par l'Èvolution (Wired, mars 1998). Ceux qui ne le pensent pas, dit-il "sont flamboyants, mais peu nombreux et peu reprÈsentatifs". Vous sentez-vous flamboyant et marginal ?
Francisco Varela : La notion d'un ordinateur "neuronal" n'est pas Èvidente, parce qu'un ordinateur, stricto sensu, c'est un systËme symbolique. Tout le courant qu'on appelle aujourd'hui le cognitivisme, ou computationnalisme, travaille avec l'hypothËse que le niveau cognitif est autonome. Leur hypothËse est qu'il y a une diffÈrence entre les niveaux d'implÈmentation, entre le soft et le hard. Donc parler de l'ordinateur "neuronal", c'est dÈjý plonger dans la perplexitÈ la moitiÈ des chercheurs du domaine, pour lesquels ce que fait le cerveau n'est pas directement pertinent pour comprendre la cognition. Si vous parlez ý un informaticien, il se moque de savoir sur quel ordinateur il travaille, ce qui l'intÈresse, c'est la structure de son programme. De la mÍme faÁon, ceux qui s'intÈressent ý la computation en tant que telle ne se prÈoccupent pas de son support. Ils ne dÈnient pas l'intÈrÍt de la biologie, ils disent que ce n'est pas leur domaine. Par ailleurs, il y a ÈnormÈment de maniËres de tisser le passage entre l'hypothËse computationnaliste et le cerveau. La question revient ý analyser ce qu'est un calcul fondÈ sur une machine non symbolique, comparable ý un cerveau plutÙt qu'ý un ordinateur. C'est une question qui m'intÈresse, comme elle intÈresse beaucoup plus de gens que ne le croit Pinker. Et ce que nous disons, c'est que l'avenir des sciences cognitives repose sur une vision que l'on pourrait appeler "dynamique", par opposition ý la vision computationnelle.
De quoi s'agit-il ?
Que plutÙt que de travailler avec des symboles et des rËgles, il faut travailler avec des systËmes formÈs de variables rÈelles en utilisant des Èquations diffÈrentielles. Cette approche gÈnËre actuellement ÈnormÈment de rÈsultats et n'est pas du toute marginale. En revanche, cela forme bien une coupure entre les computationnalistes et les "dynamicistes". (Cf. l'excellent collection des textes dans: R. Port and T. van Gelder (Eds.), Mind as Motion, MIT Press, 1995). Une des consÈquences cruciales de l'approche dynamique, qu'on ne trouve pas dans la vision computationnelle, c'est que vous obtenez des propriÈtÈs Èmergentes, c'est-ý-dire des Ètats globaux de l'ensemble de vos variables, parce qu'il y a une interdÈpendance intrinsËque. Il n'y y a pas besoin de niveau hiÈrarchique ou chef d'orchestre pour coordonner la chose, c'est la dynamique mÍme qui va la porter.
La cognition ne serait pas une propriÈtÈ abstraite qui pourrait Ítre reproduite dËs lors qu'on aurait trouvÈ les rËgles d'agencement et de manipulation des symboles, mais proviendrait de l'interaction des composants biologiques du cerveau ?
L'approche dynamique travaille avec des variables biologiques, avec des activitÈs neuronales plutÙt qu'avec des symboles, avec des Ètats globaux du cerveau apprÈhendÈs par l'imagerie fonctionnelle. Ce type de travail rÈcuse la sÈparation entre la cognition et son incarnation. Cela reprÈsente au sein des sciences cognitives, outre l'opposition entre calcul et dynamique, un clivage entre cognition comme un niveau autonome et cognition incarnÈe. Beaucoup de chercheurs en sont venus ý considÈrer qu'on ne pouvait pas comprendre la cognition si on l'abstrayait de l'organisme insÈrÈ dans une situation particuliËre avec une configuration particuliËre, c'est-ý-dire dans des conditions Ècologiquement situÈes. On parle de situated cognition, en anglais, ou embodied cognition, cognition incarnÈe, ou encore d'enaction un nÈologisme que j'ai introduit il y une dizaine d'annÈes (F.Varela, Invitation aux Sciences Cognitives, Seuil, Points Sciences, (1988, 2eme edition 1996); The Embodied Mind: Cognitive science and human experience, MIT Press, Cambridge, 1991 (trad. fr. L'Inscription Corporelle de l'Esprit, Seuil, Paris, 1993). Le cerveau existe dans un corps, le corps existe dans le monde, et l'organisme agit, bouge, chasse, se reproduit, rÍve, imagine. Et c'est de cette activitÈ permanente qui Èmerge le sens de son monde et les choses.
Cela nous Èloigne de l'intelligence artificielle ?
Non, parce que cette coupure cognition autonome/cognition incarnÈe traverse toutes les sciences cognitives, et pas seulement les neurosciences cognitives. Un des promoteurs de la robotique incarnÈe est Rodney Brooks, le directeur du Laboratoire d'intelligence artificielle du Massachusetts Institute of Technology (MIT). Il y a une dizaine d'annÈes, il a lancÈ une espËce de dÈclaration de guerre en affirmant qu'on ne rÈussirait ý faire des robots vraiment autonomes que s'ils Ètaient incarnÈs dans un contexte matÈriel, situÈs dans un monde sensible, sans une reprÈsentation du monde. Et il ne s'agissait pas d'un monde dÈfini par une liste de propriÈtÈs, comme on le fait habituellement dans les simulations informatiques. La vision incarnÈe sÈduite aussi beaucoup des chercheurs dans des autres domaines, par exemple ce qui travaillent sur le problËme du dÈveloppement de l'enfant.
Comment cela se traduit-il dans leur dÈmarche ?
Dans l'analyse psychologique instaurÈe par Piaget*, l'enfant atteint vers l'’ge de trois ans le stade conceptuel, c'est-ý-dire qu'il acquiert la maÓtrise de l'activitÈ symbolique, il passe du singulier ý l'universel. En fait, Esther Thelen a montrÈ rÈcemment (Thelen, E. and L.Smith (1993), A Dynamical Systems Approach to the Development of Cognition and Action, MIT Press, Cambridge ) que l'acquisition de la capacitÈ d'abstraction est insÈparable de cycles de perception-action que l'enfant rÈalise sur certains objets, par exemple tous les objets qui contiennent de l'eau, les tasses, les verres, etc. L'enfant va les manipuler intensÈment pendant une certaine pÈriode. Et si vous l'empÍchez de le faire, ou s'il est empÍchÈ de le faire ý cause d'un handicap, cela gÍne son dÈveloppement cognitif. Thelen renverse la thÈorie antÈrieure en disant qu'ý la base de ce dÈveloppement, il y a l'incarnation sensori-motrice, le fait que toute perception entraÓne une action, que toute action entraÓne une perception, donc que c'est une boucle perception-action qui est la logique fondatrice du systËme neuronal. Brooks a adoptÈ le mÍme point de vue : si j'arrive ý construire une machine qui ne sait rien ý priori de son environnement, mais qui est dotÈe des boucles sensori-motrices efficaces, que fera-t-elle ? Elle se baladera partout, comme un bon cafard, et testera sa boucle de rÈaction/action, jusqu'ý la rendre tellement robuste que, aprËs multiples gÈnÈrations, elle se dÈbrouillera dans n'importe quel environnement. L'hypothËse est que sur cette base vont pouvoir Èmerger des significations telles dÈsirables/indÈsirable, des catÈgories universelles de type classes d'objets, voire le langage.
L'essentiel, c'est donc que l'organisme ait une interaction avec son environnement ?
Que l'organisme soit suffisamment incarnÈ dans un environnement pour pouvoir se dÈbrouiller malgrÈ le fait qu'il ne possËde pas une reprÈsentation d'un monde prÈalable, son monde Èmerge avec ses actions, c'est un monde "enactÈ". Si je l’che ici un cafard, il va grimper l'escalier, faire le tour du jardin, revenir, Èviter de tomber dans des trous ou de se coincer dans un coin. Il constitue une entitÈ viable. En tant que systËme neuronal, le cerveau est fondÈ sur cette logique de la viabilitÈ : dans son fonctionnement, tout revient ý cette recherche de stabilitÈ sensori-motrice. Durant l'Èvolution, o˜ le systËme neuronal est-il apparu ? Pas chez les plantes, pas chez les champignons, pas chez les bactÈries. Il est apparu chez les animaux. Pour se nourrir, les animaux ont trouvÈ la solution de manger des proies. Il leur faut donc se mouvoir - et la locomotion est la logique constitutive de l'animal. Et c'est lý qu'apparaÓt le systËme neuronal, parce que pour chasser, se mouvoir, il faut une boucle perception-action. Sur le plan Èvolutif, le systËme neuronal est apparu comme Áa, en reliant des senseurs ý des muscles, et ces liaisons ont formÈ le cerveau. C'est sur cette base que des choses plus abstraites ont commencÈ ý se greffer (Pour en savoir plus sur ce point voir H.Maturana et F.Varela (1994), L'Arbre de la Connaissance, Addision-Wesley, Paris).
Comme la manipulation de symboles ?
Oui, quoique trËs tardivement. L'Èvolution du systËme neuronal a pris en gros 1,5 milliard d'annÈes. Les trois quarts de ce temps n'ont servi ý rÈaliser qu'une seule chose, des animaux qui se dÈbrouillent de faÁon sensori-motrice ÈlÈmentaire. Pour le dire trËs vite, jusqu'au jurassique*, il n'y avait que des bÍtes ý la Rodney Brooks, qui ne faisaient rien d'autre que bouger, chasser; voilý la long et fascinant histoire de l'incarnation dans le monde. C'est bien plus tard que s'est produit un saut quantitatif chez certains animaux, avec l'apparition du langage, d'ÈlÈments sociaux, et de capacitÈs symboliques.
Comment se produit ce saut ? Pourquoi des propriÈtÈs abstraites symboliques Èmergeraient-elles chez le robot COG que dÈveloppe Brooks ?
La rÈponse n'est pas encore claire. Mais l'activitÈ symbolique n'apparaÓt pas toute seule. Elle fait toujours partie d'une situation, d'un contexte, qui produit une espËce de dÈrive vers certains types de rÈcurrences sensori-motrices. Une fois acquise cette capacitÈ d'agir-rÈagir sur le monde, des interactions entre individus ont pu se produire, formant un nouveau type de boucle de rÈcurrence, qui est la rencontre avec l'autre. Et Áa crÈe justement, dans cette voie de dÈrive, de nouveaux points de stabilitÈ, des interactions d'orientation - chaque fois que l'autre se met comme Áa, je me mets comme Áa. Ce type de regard orientatif de l'un sur l'autre, c'est le dÈbut de la communication animale.
Mais alors pourquoi la sociÈtÈ de cafards, par exemple, n'a-t-elle pas dÈveloppÈ une capacitÈ symbolique ?
Le systËme neuronal ne peut se dÈvelopper que jusqu'ý un certain point. Si votre corps est engoncÈ dans une armure, comme chez les cafards, ou si vous restez petit, le systËme neuronal plafonne. Chez les vertÈbrÈs, par contre, ce n'est pas vrai. Par exemple, les mammifËres marins possËdent une capacitÈ de communication que l'on connaÓt mal, mais qui n'est pas loin d'une espËce de partage assez profond. Il est toujours difficile de donner un poids ý ce type de reconstruction historique. Mais ce qui compte c'est que l'apparition de l'esprit symbolique n'est pas un saut catastrophique, mais plutÙt la continuitÈ nÈcessaire de l'incarnation dans. On sait que l'appareillage symbolique de catÈgorisation et d'Èchange est trËs rÈpandu. Ce qu'on trouve en plus chez les primates, Èvidemment, c'est le langage au sens strict du terme. Il y a lý un phÈnomËne de crÈativitÈ Èvolutive sur lequel on sait trËs peu de choses. Mais le langage est apparu tardivement. Un million d'annÈes par rapport ý l'histoire de l'Èvolution, cela ne reprÈsente fait rien du tout.
Vous reliez les limitations de ces organismes aux "choix" Èvolutifs qui les ont contraints biologiquement. Cela signifie que l'abstraction est liÈe au cerveau. Comment le robot de Brooks qui, lui, n'est pas dans un substrat biologique va-t-il Èvoluer ?
C'est la question que se pose toute cette Ècole. Il y a deux rÈponses possibles. L'une consiste ý dire : nous allons faire le travail de l'Èvolution. Au lieu de construire des robots hyper-performants, ý cinq million de dollars l'unitÈ, on va construire des milliers de petites bestioles, avec des petites variantes, on va les laisser dans la nature, et on va sÈlectionner les plus rÈsistants. Il s'agit de rÈaliser un contexte Èvolutif artificiel. Une autre option consiste ý rÈaliser des bestioles viables, robustes, qui peuvent exister, et dans lesquelles on va introduire par copie des capacitÈs, par exemple de mÈmoire - imitÈe du cerveau selon des rËgles de type dynamique neuronale - ou des capacitÈs sociales beaucoup plus fines, des types d'interactions entre les agents. COG est fondÈ sur la deuxiËme option. Par exemple, il reconnaÓt un visage sur la base d'une sÈlection des traits qui est copiÈ sur ce qui se passe dans notre cerveau. Par suivi du mouvement oculaire, on a repÈrÈ que quand des gens regardent les visages, ils forment une esquisse de certains traits du visage. Les chercheurs du MIT ont implÈmentÈ ce type de programme informatique. L'ingÈnieur est bricoleur plutÙt qu'Èleveur : la philosophie de Brooks est extrÍmement pragmatique, il prend ce qui fonctionne, il bricole. Mais revenons au terme "Èvolutif" employÈ par Pinker. Dans l'Èvolution qu'on a ÈvoquÈ, il existe un tas de possibilitÈs, et ce qui est retenu dans la suite des gÈnÈrations est finalement un effet de fluctuations statistiques. Mais il y a des gens qui continuent ý penser que l'Èvolution ne fonctionne que par optimisation des forces sÈlectives. Pour chaque situation, il y aurait une espËce d'optimalitÈ. Ce point de vue reprÈsente une troisiËme cassure dans le champ des sciences cognitives, entre les adaptationnistes et, le nom est encore difficile ý trouver, je parle de "dÈrive naturelle", Stuart Kauffman parle d'"Èvolution douce". Stephen Gould est un Èminent autre reprÈsentant de cette Ècole. En revanche, Pinker adhËre ý l'option adaptationniste pure et dure, qui suppose en fait une correspondence exacte entre organisme et monde, une prÈdÈtermination.
La notion de dÈrive douce renvoie ý l'hypothËse qu'on ne s'adapte pas ý un monde extÈrieur qui est donnÈ, mais qu'en faisant son travail de maintien de la viabilitÈ, on transforme le monde.
Exactement. La pertinence des actions n'est pas donnÈe intrinsËquement, mais rÈsulte de la construction de rÈcurrences via la logique de l'incarnation sensori-motrice. Il va de soi que l'option qui considËre le cerveau comme un systËme incarnÈ n'est pas adaptationniste. La vision des couleurs en donne une bonne illustration (Thompson,E., A.Palacios and F.Varela (1992), Ways of coloring: Comparative color vision as a case study in cognitive science, Beh.Brain Scien. 15:1-45). Si la vision adaptationniste a raison, les choses ont une couleur intrinsËque. Si la vision de l'Èvolution douce est pertinente, nous aurons une diversitÈ des mondes chromatiques, non superposables les uns aux autres. Or quand on Ètudie comment voient les animaux, on constate qu'il y a une trËs grande diversitÈ des mondes chromatiques, pentachromatique, tÈtrachromatique, trichromatique, dichromatique, qui ne sont pas superposables, et correspondent pourtant tous ý des lignÈes animales tout ý fait viables. Alors, qui voit la vraie couleur ? Nous, les pigeons qui voient en pentachromatique, ou les abeilles qui voient dans l'ultraviolet ? Quelle est la couleur du monde ?
Est-ce ý dire que le monde n'existe pas en soi, mais seulement par les perceptions des Ítres ?
Quand j'Ètais jeune, je pensais qu'il n'y avait pas un "en soi" du monde. Je n'en suis plus convaincu. Ce que l'on peut dire, c'est qu'on ne peut pas caractÈriser le monde par des attributs, mais seulement par des potentialitÈs. Il y a certains contraintes qu'il faut respecter. Il y a une diffÈrence entre situation prescriptive et situation proscriptive. Dans la situation prescriptive, vous Ítes forcÈs de faire ce que vous Ítes en train de faire et rien d'autre. Dans la situation proscriptive, vous pouvez faire ce que vous voulez sauf certaines choses interdites. C'est intermÈdiaire entre l'anarchie et la rËgle absolue. Les adaptationnistes sont prescriptifs, notre vision est plutÙt proscriptive. Les Ítres vivants ne peuvent pas faire n'importe quoi. Du point de vue philosophique, c'est une vision qui renvoie ý l'apparaÓtre, a la phenomenalitÈ plus qu'a une objectivitÈ classique. Mais ceci n'Èquivaut pas ý l'inexistence du monde, qui est la position dite "constructiviste".
Comment articulez-vous la question de la conscience avec l'Èvolution ?
Il faut commencer par distinguer conscience et expÈrience. Qu'est-ce qu'une expÈrience, pour une unitÈ cognitive incarnÈe dans une situation ? Prenons un chien. Il a de la mÈmoire, il a des Èmotions, il a du tempÈrament. Tous ces modules cognitifs, qui se relient ý des sous-circuits cÈrÈbraux, fonctionnent ensemble. Il y a une intÈgration ý chaque instant, qui fait que ce que le chien voit, comment il bouge la patte, l'Èmotion qui l'accompagne, tout Áa n'est pas dÈcousu. Il y a une espËce de suite d'Èmergences, de disparitions et de rÈÈmergences, des unitÈs cognitives, modulaires mais intÈgrÈes. L'expÈrience, c'est un locus d'unitÈ cognitive; c'est le thËme centrale sur lequel je travaille actuellement. On peut s'accorder sur le fait qu'il y a une expÈrience de chien, que le chien est un sujet. Et les cafards ? On ne sait pas rÈpondre ý cette question. Mais la dÈfinition est opÈrationnelle, c'est-ý-dire que si l'on peut Ètablir une mesure de l'intÈgration de modules cognitifs, on pourra peut-Ítre dire qu'il y a une micro-expÈrience chez le cafard, et un mÈso-expÈrience chez le chien.
Et la conscience ?
Donc l'expÈrience est quelque chose d'universel ý partir d'un certain niveau d'intÈgration cognitive partagÈ, certainement, par tous les mammifËres. Conclusion Èvidente : on peut facilement imaginer ce que c'est que d'Ítre un singe. Il y a un article absolument magnifique de Nagel, "Qu'est-ce que Áa fait d'Ítre une chauve-souris" (Nagel T. (1974), ‘What is like to be a bat ?’ Philosophical Review, 83: 435-450). Je ne sais pas ce que Áa fait d'Ítre une chauve-souris. Qu'il y ait un sujet cognitif, c'est certain. En revanche, il est beaucoup plus facile de se reprÈsenter ce que c'est que d'Ítre un gorille, ou ce que c'est que d'Ítre un bÈbÈ. Pourquoi poser la question ainsi ? Parce qu'on discerne l'inseparabilitÈ entre l'expÈrience, telle que je viens de la dÈfinir, et les mÈcanismes d'Èmergence modulaires. Les sons, les odeurs, n'existent pas en tant que tels, mais seulement relativement au sujet cognitif, au chien par exemple. Ils sont pour le chien une manifestation phÈnomÈnale. Donc, au lieu de s'intÈresser au mÈcanisme neurobiologie de l'odorat du chien, vous pouvez, comme le fait Nagel dans son article, regarder du cÙtÈ phÈnomÈnal de cette activitÈ cognitive. Une fois que l'unitÈ de plusieurs modules cognitifs s'est produit, Áa donne au sujet une perspective particuliËre sur le monde.
Et une capacitÈ rÈflexive ?
L'apparition du langage va faire la diffÈrence entre avoir une expÈrience, reflÈtÈe par un comportement neuronal, et la capacitÈ rÈflexive. Mais il ne faut pas confondre celle-ci et la conscience. La capacitÈ rÈflexive, dans le vide, Áa ne donne rien. Elle doit s'incarner dans un univers cognitif complexe. C'est ý l'intÈrieur de l'expÈrience qu'il y a cette nouvelle capacitÈ d'auto-description.
C'est l'expÈrience de soi ?
C'est l'expÈrience de se rÈfÈrer ý soi, de se rÈfÈrer ý sa propre expÈrience. La rÈflexivitÈ est quelque chose d'absolument crucial, c'est la grande mutation se produit avec l'apparition du langage chez l'homme. Mais o˜ j'ai des problËmes, c'est quand on essaye de coller la conscience ý cette capacitÈ rÈflexive sans faire Ètat de l'Ènorme background que reprÈsente l'expÈrience. Certains chercheurs utilisent le terme de conscience primaire pour dÈsigner la conscience non rÈflexive. C'est intÈressant, parce que dans la vie quotidienne, 90 % de l'expÈrience est primaire, pas rÈflexive. On marche, on prend le mÈtro, on peut mÍme avoir des pensÈes sans qu'il y ait de rÈflexion.
Mais est-on ou non, avec la rÈflexivitÈ, dans la conscience ? Est-il mÍme utile de parler de conscience ?
Absolument. Quand je dis que je ne suis pas d'accord quand les gens parlent de conscience, c'est parce qu'ils ont tendance ý coller Áa uniquement au cÙtÈ rÈflexif. Evidemment, je prends la conscience trËs au sÈrieux. Mais si on veut avancer dans cette question, il faut au moins en poser les termes. Un point fondamental, c'est de comprendre la nature de l'expÈrience tout court. C'est une forme de conscience, mais c'est une conscience sans rÈflexion. La rÈflexion, ou la capacitÈ rÈflexive, va donner ý la conscience son statut humain. S'il n'y avait que de l'expÈrience, je serais plutÙt gorille. Mais je sÈpare les deux questions. Le problËme scientifique de l'Ètude de la conscience humaine n'est que un chapitre de l'Ètude de l'expÈrience, parce que cette capacitÈ rÈflexive nous permet d'explorer la conscience comme si on avait des donnÈes phÈnomÈnologiques directes. Comment l'Ètudier ? Par exemple, on place un sujet dans une situation relativement contrÙlÈe, et on lui demande de se rappeler la maison o˜ il a ÈtÈ ÈlevÈ dans son enfance. La plupart des gens y arrivent sans problËme. Ensuite, vous leur demandez comment ils ont fait, c'est-ý-dire quelle stratÈgie ils ont employÈ pour Èvoquer le souvenir. Le souvenir lui-mÍme n'a pas d'importance, c'est l'acte de dÈclencher le souvenir qui reprÈsente la capacitÈ consciente. Elle est assez unique, on ne peut pas demander ý un gorille d'Èvoquer ses souvenirs. Donc la capacitÈ rÈflexive nous ouvre une fenÍtre phÈnomÈnologique, c'est-ý-dire la possibilitÈ d'explorer l'expÈrience humaine avec une grande rigueur de recueil des donnÈes phÈnomÈnales (Cf. Varela, F. (1996), Neurophenomenology: A Methodological remedy to the hard problem, J.Consc.Studies 3:330-350).
Il s'agit des donnÈes mentales ?
Dans l'ancienne tradition
psychologique, on parlait d'introspection. Dans la phÈnomÈnologie, on parle de
description eidÈtique des contenus noÈtiques. Dans la psychologie cognitive on
parle des rapports verbales. L'important c'est de se donner une mÈthode
d'approche clair et disciplinÈ (Cf. le numÈro speciale de la revue J.Consc.Studies, "First-person Methodologies", Vol. 6(2-3), 1999).
Autrement dit, la conscience donnerait lieu ý une boucle perception-action qui, au lieu de s'appliquer ý la perception d'artefacts extÈrieurs, s'appliquerait ý des contenus mentaux ?
Ce qui crÈe un dynamique tout ý fait diffÈrente.
Mais est-ce une capacitÈ propre aux humains ?
Je pense qu'elle est liÈe aux humains, tout simplement parce qu'elle est liÈe ý la rÈflexion. Ce n'est qu'ý travers le langage qu'on induit la capacitÈ rÈflexive. La capacitÈ rÈflexive semble intrinsËquement liÈe ý l'apparition des capacitÈs langagiËres et trËs vite, elle revient ý Áa.
Le fait que la capacitÈ du langage semble, au moins ý l'Ètat d'Èbauche, prÈsente chez d'autres espËces signifie-t-il qu'il en va de mÍme pour la conscience ?
Non, c'est lý qu'est la diffÈrence : sans langage, pas de capacitÈ rÈflexive. Vous avez bien une expÈrience, trËs complËte, trËs riche, mais vous n'avez pas cette capacitÈ rÈflexive. Un gorille ne peut pas faire ce geste de retournement, passer du contenu ý l'acte de conscience qui donne lieu au contenu.
La conscience est donc proprement humaine ?
C'est un problËme terminologique, pour moi Áa n'est pas trËs important. Si vous appelez conscience seulement ce qui contient cette capacitÈ rÈflexive, la conscience est purement humaine. Mais le point crucial c'est la capacitÈ de dÈdoublement que fait apparaÓtre le langage : je peux dÈcrire une description. C'est comme si on enlevait les yeux de la tÍte, mÍme sans la capacitÈ de voir, il resterait la capacitÈ d'imaginer des objets. Bien que le rÍve ou les images imaginaires soient liÈes ý la vision, elles n'en sont pas pour autant insÈparables. De mÍme, la capacitÈ rÈflexive a sans doute a ÈtÈ introduite par la capacitÈ langagiËre provenant elle-mÍme des interactions sociales. Or, l'exploitation de cette ressource manque dans les recherches concernant une science de la conscience actuelles (Voir par example S.Hameroff, A.Kazniak, and A.Scott (Eds.), Towards the Science of Consciousness: The Second Tucson Discussions and Debates, MIT Press, Cambridge, 1998). Pourtant on ne peut pas se passer d'exploiter ce domaine des actes de conscience vus de la premiËre personne. En mettant ý ÈgalitÈ de rigueur les donnÈes ý la premiËre personne et les donnÈes ý la troisiËme personne, on doit pouvoir rÈsoudre l'impasse dans laquelle se trouve le dÈbat sur la conscience.
Si l'on se place dans une logique d'incarnation des actes mentaux, ils doivent Ítre perceptibles ?
Oui, la conscience est Ètudiable. Le tout, c'est de poser la question au niveau juste. Et le niveau juste, c'est le cÙtÈ Èmergent de l'expÈrience, et ensuite les capacitÈs rÈflexives qui accompagnent la prÈparation de ces donnÈes phÈnomÈnales. Donc il y a deux niveaux enchevÍtrÈs qu'il faut Ètudier sÈparÈment.
Ce cÙtÈ Èmergent de l'expÈrience renvoie-t-il ý la thËse que la conscience aurait ÈmergÈ au cours de l'Èvolution du fait de l'avantage qu'elle apporte (Derek Denton, L'Èmergence de la conscience, Flammarion, coll. "Champs", 1995) ?
Non. Je parle d'Èmergence dans le sens dynamique, pas dans le sens Èvolutif : les capacitÈs cognitives se prÈsentent sous des formes diverses et doivent Ítre "cousues" ensemble en permanence, c'est Áa que j'appelle le phÈnomËne d'Èmergence,. En revanche, cela peut se manifester de diverses faÁons dans l'Èvolution. Une chauve-souris, une souris, un poisson, un insecte, chacun a son type d'expÈrience. Et puis la spÈcificitÈ humaine a jouÈ dans sa situation particuliËre, unique, qui a ouvert la possibilitÈ rÈflexive. Lý il y a effectivement une Èmergence sur le plan Èvolutif.
Qui aurait apportÈ un avantage Èvolutif ?
C'est une idÈe assez adaptationniste. Je m'en mÈfie, parce que cela suppose qu'il y a eu un paramËtre optimum. Qu'est-ce qu'on a amÈliorÈ pour que Áa soit sÈlectionnÈ ? Mais les chemins de l'hÈrÈditÈ ne se guident pas par des adaptations. Il y a des interdÈpendances tellement complexes que l'on ne peut pas parler d'un pic adaptatif.
Alors, pourquoi aurait-elle ÈmergÈ ?
Parce qu'il y avait, parmi toutes ces possibilitÈs, la possibilitÈ d'Èmerger. C'est un effet de situation. Cela aurait pu se passer ou ne pas se passer. Il y a un cÙtÈ trËs alÈatoire, dans le monde, liÈ ý la notion d'Èvolution douce ou dÈrive ÈvoquÈ plus haut. C'est comme si l'ontologie du monde Ètait trËs fÈminine, une ontologie de la permissivitÈ, de la possibilitÈ. Tant que c'est possible, c'est possible. Je n'ai pas besoin de chercher ý justifier par une optimalitÈ idÈal. Au milieu de tout Áa, la vie tire les possibilitÈs, elle bricole.
L'idÈe de machines Èmergeant comme Ítres vivants devrait vous paraÓtre concevable ?
Oui, je n'ai aucun problËme avec l'idÈe qu'on crÈe des organismes dotÈs d'une identitÈ somatique, d'une identitÈ de type sensori-motrice, ou d'une conscience artificielle.
Cela fait peur aux gens, ils pensent ý Frankenstein.
On change de registre. Cela renvoie ý la dimension dÈontologique et Èthique de la science, sa dimension sociale. On n'est plus dans l'ordre du possible, mais dans l'ordre du souhaitable, ce n'est pas la mÍme chose. Je dis que c'est possible. Qu'on dÈcide collectivement, dÈmocratiquement, de le faire ou pas, c'est une autre question.
On en prend le chemin ?
Oui. Un robot comme COG, quand mÍme, c'est un grand pas vers une machine du niveau d'un chien. Regardez ce qu'on peut faire avec des petits robots, c'est assez impressionnant.
Et pourquoi le fait-on ?
Pour les mÍmes raisons que dans les autres champs scientifiques : en partie, parce que c'est passionnant ý faire, que c'est fascinant, et en partie parce qu'il y a de gros contrats derriËre, par exemple pour expÈdier de telles machines sur Mars •
Propos recueillis par HervÈ Kempf
* Jean Piaget (1896-1980), psychologue suisse, a notamment dÈcrit les stades du dÈveloppement intellectuel de l'enfant.
* Le jurassique est la pÈriode de l'Ëre secondaire qui s'est ÈcoulÈe de - 205
ý - 135 millions d'annÈes.
Francisco J. VARELA LENA-Neurosciences Cognitives et Imagerie CÈrÈbrale CNRS UPR 640 HÙpital de la SalpÍtriËre 47, Blvd de l'HÙpital 75651 Paris Cedex tel.(331).42.16.11.71 fax.(331).42.16.11.72 |
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Last modified : 01 June,
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